Chez Ducon

La nuit est tombée depuis peu. Je redescends de la forêt. Sur la route, à l'entrée de la ville, je trouve cette ancienne station service, où je décide de m'arrêter pour faire quelques images. La piste de la station est close par une vieille chaîne qui traîne par terre et ne délimite plus grand chose. Je l'enjambe et jette un oeil aux vieilles bagnoles qui rouillent tranquillement sur cette terrasse qui domine la ville. Je me retourne et je me rends compte qu'une grand-mère m'observe depuis une fenêtre à l'étage de l'autre côté de la rue. "Vous faites quoi, là ?" qu'elle me demande sur un ton inquisiteur. J'ai mon appareil photo à la main alors je lui réponds le plus innocemment du monde que, ben, je prends des photos, quoi. "Des photos, la nuit !" qu'elle s'indigne. "Oui, je photographie principalement la nuit", que j'explique posément. La vieille secoue dédaigneusement la tête : "n'importe quoi" fait-elle. Je vois que c'est râpé pour glisser un peu d'autopromotion dans cette rencontre impromptue. De surcroît elle ne semble pas vouloir en rester là : "Vous savez que vous êtes sur une propriété privée, là ?" Je fais signe que oui, mais je rajoute que si j'avais été animé de mauvaises intentions, j'aurais peut-être mieux dissimulé ma voiture. Tout en continuant ce dialogue de sourds, je range tranquillement mon matériel. La vieille dame ne me lâche pas. "Vous savez qui vous parle ? C'est le propriétaire ..." qu'elle continue. Elle me regarde et puis elle regarde un point situé au-delà de moi. Je me retourne et un couple de vieux est apparu sur le balcon de l'habitation située au dessus de la station. Le même dialogue de sourds reprend, rendu difficile par le passage d'automobiles dans l'avenue, jusqu'à la menace d'appeler les flics. J'ai gardé mon calme jusque là et je continue à répondre avec gentillesse : "Faites donc, vous savez j'ai l'habitude, je leur montrerai même mes photos. Vous me faites monter pour les attendre où je dois rester dehors à me les cailler ?" La "propriétaire" et son mari hésitent. J'ouvre la portière et je m'installe au volant. Manifestement vexée de ne pas avoir eu le dernier mot, la femme lâche un péremptoire : "Que je ne vous revoie plus !" Ne pouvant résister à la perche ainsi tendue, je sors la tête et, lui adressant mon plus beau sourire, lui réponds : "Comptez sur moi." Je pars dans mon auto sans pot d'échappement en méditant sur la misère que représente le fait de posséder. Dès qu'on possède la moindre chose, qu'est-ce qu'on peut être crispé !

Cette scène s'est déroulée dans une ville dont je tairai le nom.